...et autres réflexions sur le futur de la distribution en ligne
Publié le mardi 12 novembre 2002. Mis en ligne le lundi 22 septembre 2003.
Tim O'Reilly
Tim O'Reilly est auteur et
éditeur, spécialisé notamment dans l'édition d'ouvrages informatiques.
Les controverses qui se poursuivent sur le partage de fichiers en
ligne m'incitent à présenter quelques réflexions sur ce sujet, en tant
qu'auteur, et en tant qu'éditeur. Bien sûr, je n'écris et ne publie que des
livres, pas des films ou de la musique. Je pense cependant que quelques unes
des leçons de mon expérience sont valables aussi pour ces domaines.
Commençons par l'édition de livres. Plus de 100,000 livres sont
publiés chaque année [1],
avec plusieurs millions de livres disponibles chez les éditeurs. Cependant,
moins de 10000 de ces nouveaux livres atteignent des ventes significatives, et
même dans les plus grandes librairies, moins de 100,000 livres disponibles sont
en rayon. La plupart des livres ne restent que quelques mois dans les rayons
des plus grandes chaînes, et ils attendent ensuite dans les entrepôts... le
moment d'être envoyés au pilon. Les auteurs pensent qu'être publiés sera la
réalisation de leur rêve, mais pour tant d'entre eux, ce n'est que le début
d'une longue désillusion.
Des sites comme Amazon créent un magasin
virtuel pour tous les livres disponibles et projettent ainsi un peu de lumière
dans l'obscurité des entrepôts. Des livres qui
autrement resteraient invisibles peuvent être découverts et achetés. Ceux des
auteurs qui ont la chance de récupérer leur droits de la part de leur éditeur
les mettent souvent gratuitement en ligne, dans l'espoir de trouver des
lecteurs. La Toile a été une aubaine pour les lecteurs, du fait qu'elle rend
plus facile de diffuser des recommandations de lecture et d'acheter les livres une
fois qu'on en entend parler. Mais malgré cela, peu de livres survivent à leur première ou deux premières années de disponibilité.
Videz les entrepôts et vous ne trouverez pas preneur pour beaucoup d'entre eux,
même en les donnant. De nombreux livres traînent dans une obscurité méritée,
mais bien plus encore souffrent simplement du grand écart entre l'offre et la
demande.
Je ne connais pas la taille exacte de tout le catalogue de CD [2], mais j'imagine qu'il
doit être de taille similaire. Des dizaines de milliers de musiciens éditent
eux-mêmes leurs CD. De rares élus ont un contrat d'enregistrement. Parmi
ceux-ci, seuls un nombre encore plus petit voient leur disques atteindre des
ventes significatives. Le fond de stock des éditeurs musicaux est inaccessible
pour les consommateurs parce qu'ils n'atteint jamais
les magasins.
Il y a moins de films, bien sûr, en raison de leur coût de production,
mais même dans ce domaine, l'obscurité est un ennemi permanent. Des milliers de
réalisateurs indépendants cherchent désespérément des canaux de distribution.
Quelques films indépendants comme ceux des cinéastes du mouvement danois du Dogma parviennent aux salles. Mais pour la plupart, leur
visibilité est limitée à des projections occasionnelles dans des festivals de
cinéma locaux. Le développement de la vidéo numérique offre la promesse de
faire de la réalisation de films une activité aussi abordable que la création
d'un groupe de rock dans un garage, ou que l'écriture du grand roman américain
dans une mansarde.
Pour tous les créateurs, qui travaillent pour la plupart dans
l'obscurité, être assez connu pour être piraté serait le couronnement de leur
carrière. Le piratage est une sorte d'impôt progressif, qui peut raboter
quelques pour cent des ventes d'artistes connus (et je dis peut car ce point
n'est pas prouvé), en échange de bénéfices massifs pour les créateurs bien plus
nombreux à qui une visibilité plus grande peut apporter des revenus
supplémentaires.
Nos systèmes de distribution pour les livres, la musique et les films
sont profondément biaisés en faveur des nantis et en défaveur des démunis.
Quelques produits « stars » bénéficient de l'essentiel du budget
promotionnel, et sont distribués en grande quantité ; le sort de la
majorité dépend, selon l'expression du personnage Blanche Dubois [3] de Tennesse
Williams « de la bienveillance d'étrangers ».
La baisse des barrières à l'entrée dans la distribution, et la
disponibilité permanente de tout le catalogue au lieu de sa restriction aux
ouvrages les plus populaires sont favorables aux artistes, puisqu'elles leur
donnent une chance de construire leur propre visibilité et leur propre
réputation, en travaillant avec les entrepreneurs du nouveau média, qui seront
les éditeurs et les distributeurs de demain.
J'ai observé ma fille de 19 ans et ses amis écouter d'innombrables
groupes sur Napster ou Kazaa,
et, enthousiastes pour leur musique, aller acheter leurs CD. Ma fille possède
maintenant plus de CD que je n'en ai acquis en une vie d'écoute moins
exploratoire. Qui plus est, elle m'a fait connaître sa musique favorite, et moi
aussi j'ai acheté des CD de ce fait. Et, non, elle ne télécharge pas Britney Spears, mais des groupes
[rock] oubliés des années 60, 70, 80 et 90, et leurs équivalents dans d'autres
genres musicaux. C'est de la musique qui est difficile à trouver - sauf en
ligne - mais qui une fois trouvée conduit à une recherche ciblée de CD, de
vinyles, et d'autres artefacts. eBay
développe un business actif en la matière, même si la RIAA n'a pas identifié
l'opportunité que cela représente.
Piratage est un mot lourd de sens, que nous réservions autrefois à la
copie/revente en gros de produits illégaux. L'application récente de ce mot par
l'industrie musicale et cinématographique au partage de fichiers pair à pair
fait obstacle au débat honnête.
Le partage de fichiers en ligne est l'œuvre de passionnés qui
échangent leur musique parce qu'il n'y a pas d'alternative licite. Le piratage
est une activité commerciale illégitime qui est un problème significatif
seulement dans les pays qui n'ont pas de mise en œuvre forte des lois
existantes en matière de copyright [4].
Chez O'Reilly, nous publions un grand nombre
de nos livres en ligne. Il y a des gens qui en profitent pour redistribuer des
copies non payées. (le problème principal, entre
parenthèses, n'est pas celui des réseaux de partage de fichiers, mais celui des
copies des CD que nous publions qui sont mis en ligne sur des serveurs Web, copiés
ou offerts à la vente sur eBay). Ces copies piratées
peuvent être désagréables pour nous, mais elles sont loin de détruire notre
activité. Nous n'avons observé que peu ou pas du tout de baisse de ventes des
livres qui sont aussi offerts en ligne.
Qui plus est, la plupart de ceux qui sont en infraction réagissent à
des actions aussi minimes qu'une lettre polie leur demandant de retirer les
contenus en cause de leurs serveurs. Les serveurs qui ignorent nos requêtes
sont pour la plupart dans des pays où les livres ne sont pas disponibles à la
vente, ou sont bien trop chers pour les consommateurs locaux.
Plus intéressant encore, nos activités visant le respect de nos droits
sont pilotées par nos clients. Nous recevons des milliers de courriels de
clients nous informant de copies et sites illégitimes. Pourquoi ? Parce
qu'ils ont de l'estime pour notre entreprise et nos auteurs, et qu'ils veulent
que nos activités continuent. Ils savent qu'il y a un moyen légitime de payer
pour l'accès en ligne -on peut souscrire à notre service d'abonnement [5] pour seulement 9,95 $ par
mois -et par conséquent ils perçoivent les copies gratuites comme illégitimes.
Une autre élément factuel a été souligné par Jon Schull, l'ancien directeur
technique de Softlock, la société qui a travaillé
avec Stephen King pour son expérience de livre électronique Riding
the Bullet. Softlock a
utilisé un système de gestion de droits numériques fort, et comptait sur la
« superdistribution » pour réduire le coût
d'hébergement du contenu, selon l'idée que les clients redistribueraient des
copies à leurs amis, qui alors auraient simplement
besoin de télécharger une clé pour déverrouiller leur copie. En pratique, la
plupart des copies furent cependant téléchargées directement, et très peu
furent transmises de client à client. Softlock
conduisit une enquête auprès de ses clients pour comprendre pourquoi l'activité
de transmission de client à client avait été aussi réduite. Leur réponse, de
façon surprenante, fut qu'ils n'avaient pas compris que la redistribution était
désirée. Les clients n'ont pas redistribué de copies parce qu'ils
« pensaient que ce n'était pas bien ».
La façon la plus simple d'obtenir que les consommateurs arrêtent d'échanger
des copies numériques illicites de contenus musicaux ou de films est de leur
donner une alternative licite, à un juste prix.
Alors que peu de ceux qui mettent des livres sur des serveurs Web
publiquement accessibles cherchent à tirer profit de cette activité, ceux qui
vendent des CD sur eBay contenant des copies de
fichiers PDF ou HTML de dizaines de livres pratiquent en fait le piratage -la
copie organisée de contenus pour la revente.
Mais même dans ce contexte, nous voyons peu de raisons d'adopter des
lois plus restrictives en matière de copyright, ou des systèmes de gestion de
droits numériques (DRMS) forts, puisque les lois existantes nous permettent de
poursuivre les quelques pirates délibérés.
Il n'y a pas de problème significatif de piratage aux Etats-Unis et en
Europe. Le fait que les logiciels de Microsoft aient été accessibles depuis des
années sur des sites de téléchargement ou plus récemment sur les réseaux pairs
à pair d'échanges de fichiers n'a pas empêché cette société de devenir l'une
des plus grandes et plus profitables du monde. Les estimations de « manque
à gagner » supposent que les copies illicites auraient été payées ; à
l'opposé on ne tient pas compte des copies qui sont vendues comme « mises
à jour » à cause de la familiarité qu'ont permis les copies illicites.
Le problème réel est analogue, au plus, à celui du vol à l'étalage,
qui représente une perte agaçante pour les activités commerciales.
Au total, en tant qu'éditeur qui distribue également ses livres en
version électronique, nous évaluons le problème du piratage comme une taxe sur
notre activité plus mineure que celle résultant du vol à l'étalage. Si l'on
suit mon observation que l'obscurité est un danger plus grand que le piratage,
le vol à l'étalage d'un seul exemplaire peut conduire à une perte de vente
d'exemplaires bien plus nombreux. Si une librairie a seulement un exemplaire de
votre livre, ou un disquaire un exemplaire de votre disque, le vol de cet
exemplaire les font disparaître du champ d'achats
possibles du client potentiel suivant. Et puisque le système de gestion de
stock dit que l'exemplaire n'a pas été vendu, il se peut qu'il
ne soient pas commandés à nouveau pour des semaines ou des mois, ou même
à jamais.
J'ai souvent demandé à un libraire pourquoi il n'avait pas
d'exemplaires d'un de mes livres, pour me faire dire, après une brève
vérification dans l'inventaire : « Mais nous en avons. L'inventaire
dit que nous avons encore un exemplaire en stock, et nous n'avons pas vendu
depuis des mois, donc il n'y a pas de raison d'en recommander ». Il faut
insister pour convaincre l'interlocuteur qu'il se peut que l'absence de vente
soit due à l'absence dans les rayons.
Comme une copie en ligne n'est jamais épuisée, on a au moins
l'occasion d'une vente, au lieu d'être soumis aux énormes efficacités et aux
goulots d'étranglement arbitraires du système de distribution.
Les industriels de la musique et du cinéma aiment suggérer que les
réseaux de partage de fichiers vont détruire leurs industries.
Ceux qui développent cet argument se trompent radicalement sur la
nature de l'activité d'édition. Editer n'est pas un rôle qui peut être détruit
par une nouvelle technologie, quelle qu'elle soit, dans la mesure où son
existence est rendue obligatoire par des considérations mathématiques. Des
millions d'acheteurs et des millions de vendeurs ne peuvent pas se trouver sans
un ou plusieurs intermédiaires qui segmentent le marché en segments plus
gérables. En réalité, il y a en général une écologie très riche
d'intermédiaires. Les éditeurs agrègent les auteurs pour les détaillants. Les
détaillants agrègent les consommateurs pour les éditeurs. Les grossistes
agrègent les petits éditeurs pour les détaillants et les petits détaillants
pour les éditeurs. Les distributeurs spécialisés ouvrent de nouveaux chemins en
développant des canaux de distribution particuliers.
Ceux d'entre nous qui ont observé le développement de la Toile comme
nouveau média éditorial ont vu cette écologie évoluer en moins d'une décennie.
Dans les premiers temps de la Toile, la rhétorique dominante affirmait que nous
allions vers un âge de désintermédiation, que chacun(e) serait son propre
éditeur. Mais en peu de temps, les propriétaires de sites se sont mis à payer
des intervenants extérieurs pour qu'ils les aident à accroître leur visibilité
sur Yahoo !, Google et d'autres moteurs de
recherche (les équivalents de Barnes & Noble et Borders [6] pour la Toile), et les
auteurs sur la Toile à contribuer avec enthousiasme à des sites comme AOL, MSN,
ou sur le versant technologique, C-net, Slashdot, O'Reilly Network ou
d'autres éditeurs. Pendant ce temps, des auteurs, de Matt Drudge
à Dave Winner en passant par Cory
Doctorow se faisaient connaître en publiant pour ce
nouveau média.
Comme Jared Diamond
l'a souligné dans son livre Guns, Germs and Steel, des contraintes
mathématiques constituent l'arrière-fond du développement de toutes les
organisations sociales complexes.
Il n'y a rien dans la technologie qui change la dynamique fondamentale
par laquelle des millions de produits potentiellement fongibles parviennent à
des consommateurs potentiels. Les moyens de l'agrégation et de la sélection
peuvent changer avec les technologies, mais le besoin d'agrégation et de
sélection est constant. L'usage par Google des
recommandations implicites par les pairs dans l'ordre de présentation des
résultats aux requêtes joue largement le même rôle que l'utilisation par les
gros détaillants des statistiques détaillées de ventes pour sélectionner leur
offre de ventes.
La question à laquelle nous sommes confrontés n'est pas de savoir si
des technologies comme les réseaux pair à pair de partage de fichiers saperont
le rôle des créateurs ou des éditeurs, mais celle de savoir comment les
créateurs peuvent utiliser de nouvelles techniques pour accroître la visibilité
de leurs œuvres. Pour les éditeurs, la question est de savoir s'ils vont
comprendre comment jouer leur rôle dans le nouveau média avant que quelqu'un
d'autre ne le comprenne. L'édition est une niche écologique : de nouveaux
éditeurs se précipiteront pour la remplir si les vieux y échouent.
En en revenant aux principes fondamentaux,
on comprend que l'édition n'est pas qu'affaire d'agrégation physique d'un
produit, mais requiert une agrégation intangible et la gestion de la
réputation. Les gens utilisent Google ou Yahoo !, Barnes & Noble ou Borders, HMV ou MediaPlay, parce
qu'ils croient qu'ils y trouveront ce qu'ils cherchent. Et ils s'adressent à
des éditeurs spécifiques comme Knopf ou O'Reilly, parce que nous avons construit la confiance dans
notre capacité à trouver des sujets intéressants et des auteurs doués.
Maintenant, venons-en au partage de fichiers musicaux. Comment les
gens trouvent-ils sur Kazaa ou sur n'importe lequel
des services de partage de fichiers post-Napster ?
Tout d'abord, il se peut qu'ils recherchent un morceau qu'ils connaissent déjà.
Mais ces recherches d'un morceau ou d'un artiste déjà connu sont
fondamentalement limitées, puisqu'elles reposent sur le marketing d'un espace
de noms (artiste/morceau) qui est extérieur au service de partage de fichiers.
Pour supplanter vraiment le système existant de distribution de la musique,
tout système de substitution doit développer ses propres mécanismes de
marketing et de recommandation de nouveaux titres musicaux.
Et de fait, on voit déjà de tels mécanismes émerger. Les réseaux de
partage de fichiers dépendent fortement de la plus efficace des techniques de
marketing : le bouche à oreille. Le temps passant, tous ceux qui ont
étudié l'évolution de précédents médias verront que les recherches reposant sur
une connaissance préexistante ou sur le bouche à oreille sont seulement les
solutions de facilité pour le développement des nouveaux systèmes. Avec la
maturation du marché, le marketing payant se développera, et étape par étape,
nous développerons la même riche écologie d'intermédiaires qui caractérisent
les marchés de médias existants.
Les nouveaux médias n'ont pas remplacé historiquement ceux qui leurs
préexistaient, mais ont plutôt étendu les marchés, au moins à court terme. Il y
a des occasions d'arbitrages renouvelés entre le nouveau média de distribution
et l'ancien, et par exemple, la montée en puissance des réseaux de partage de
fichiers a nourri l'échange de vinyles et CD (non disponibles par les canaux
commerciaux classiques) sur eBay.
Dans le futur, il se peut que les services d'édition musicale en ligne
remplacent les CD et d'autres médias de distribution physique, tout comme la
musique enregistrée a relégué les éditeurs de partitions dans un marché de
niche, et, pour beaucoup, ont transformé le piano domestique en un emblème
nostalgique bien éloigné du centre familial d'accès à la musique qu'il
constituait autrefois. Mais le rôle des artistes et des éditeurs musicaux ne
disparaîtra pas. La question n'est pas alors celle de la mort de l'édition de
livres, de l'édition musicale ou de la production de films, mais plutôt celle
de savoir qui seront les éditeurs.
Une question à mes lecteurs : combien d'entre vous reçoivent-ils
toujours leurs courriels à travers des connexions téléphoniques pair à pair par
UUCP, ou le vieil Internet « gratuit », et combien payent 19,95$ ou
plus à un fournisseur de services ? Combien d'entre vous regardent-ils la
télévision « gratuite » et combien payent de 20 à 60$ pour le câble
ou la télévision par satellite ? (et ne parlons
même pas de louer des cassettes ou DVD de films par rapport à acheter des
copies physiques de vos films préférés)
Des services comme Kazaa fleurissent en
l'absence d'alternatives concurrentielles. Je prédis avec confiance qu'une fois
que l'industrie musicale offrira un service qui donne accès à un ensemble
similaire de morceaux, qui s'abstient de mettre en œuvre un onéreux système de
protection anti-copie, qui inclut des métadonnées
plus exactes et d'autres formes de valeur ajoutée, il y aura des centaines de
millions d'abonnés payants. Ceci, bien sûr, s'ils évitent d'attendre trop
longtemps, auquel cas Kazaa lui-même commencera à
offrir ces avantages dans un service payant. (Ou le
ferait en l'absence d'obstacles juridiques). Tout comme AOL, MSN, Yahoo !,
C-net et bien d'autres ont construit collectivement
un secteur de nouveaux médias qui représente des milliards de dollars à partir
du Web « gratuit », les « éditeurs » bâtiront sur les
réseaux de partage de fichiers.
Pourquoi est-ce que vous paieriez un morceau que vous pourriez avoir
gratuitement ? Pour la même raison que vous achèterez un livre que vous
pourriez emprunter dans une bibliothèque publique, ou achèterez un film sur DVD
que vous pourriez regarder à la télévision ou louer pour le week-end. Parce que
ce sera pratique, facile à utiliser, à cause du choix, de la facilité de sélection,
et pour les enthousiastes à cause du simple plaisir de posséder quelque chose
auquel vous tenez.
Le service rendu à l'heure actuel par les systèmes de partage de
fichiers est au mieux médiocre. Des étudiants et d'autres personnes disposant
de temps libre le trouve adéquat. Mais il laisse beaucoup à désirer :
copies redondantes de qualité médiocre, disponibilité intermittente de
certaines œuvres, identification incorrecte de l'artiste ou du morceau, et bien
d'autres défauts.
Des contradicteurs pourront affirmer que la Toile démontre précisément
ce dont ils ont peur, que le contenu sur la Toile est « gratuit »,
que la publicité est un modèle commercial insuffisant pour les fournisseurs de
contenus, et que les modèles d'abonnement ont échoué. Cependant, j'affirme que
nous n'avons pas vu la fin de l'histoire.
Les sites sur abonnement connaissent une croissance. Les
professionnels de l'informatique peuvent être vus comme des pionniers sur ce
marché. Par exemple, O'Reilly's Safari Books Online connaît une croissance de 30% par mois, et
représente maintenant une source de revenu représentant plusieurs millions de
dollars pour nous et d'autres éditeurs.
La plupart des observateurs semblent aussi ne pas remarquer que
l'Internet est déjà vendu lui-même sur abonnement. Ce sur quoi nous travaillons
est le développement de services à valeur ajoutée de qualité. Qui plus est, il
y a déjà des fournisseurs de services intégrés verticalement (en particulier
AOL Time Warner) qui fournissent une connectivité de
base mais possèdent de vastes bibliothèques de contenu attractif.
Lorsqu'on considère les services de contenu en ligne sur abonnement,
les analogies avec la télévision sont instructives. La télévision gratuite
financée par la publicité a été largement supplantée - ou plutôt complétée -
par les abonnements au câble. Qui plus est, le chiffre d'affaires des services
de base du câble a lui-même été complété par diverses agrégations de chaînes à
valeur ajoutée ; HBO, l'une de ces chaînes, est maintenant la plus rentable
de la télévision. Et pendant ce temps, sur l'Internet, les gens payent à leur
fournisseur de services 19,95$ par mois pour l'équivalent du service de base du
câble, et une occasion idéale de construire un service à valeur ajoutée, à
savoir un service de téléchargement de musique est ignorée du fait du manque de
vision de l'industrie musicale existante.
Une autre leçon de la télévision est que les gens préfèrent les
abonnements au pay-per-view, sauf pour quelques
événements très spéciaux. Qui plus est, ils préfèrent les abonnements à de
grands « bouquets » de chaînes plutôt qu'à des chaînes individuelles.
Ce qui fait que les gens s'abonnent au « bouquet » cinéma au
« bouquet » sports, etc. Les ballons d'essai de paiement au morceau
lancés par l'industrie phonographique marcheront peut-être, mais je prédis qu'à
long terme, des abonnements illimités mensuels, peut-être segmentés par genre
musical domineront.
L'étude d'autres marchés de médias montre cependant qu'il n'y a pas de
solution magique unique. Une compagnie intelligente maximise ses revenus sur
toutes ses lignes de revenus, se rendant compte que les vraies occasions
s'ouvrent lorsqu'elle fournit les meilleurs services aux clients qui au bout du
compte paient ses factures.
Chez O'Reilly, nous avons conduit des
expériences de distribution en ligne de nos livres depuis des années. Nous
savons que nous devons offrir une alternative en ligne convaincante avant que
quelqu'un d'autre ne le fasse. Comme le dit un proverbe Hawaïen,
« personne ne nous a promis demain ». La mise en concurrence avec des
offres alternatives gratuites nous force à explorer de nouveaux médias de
distribution et de nouvelles formes d'édition.
En addition au service sur abonnement Safari mentionné plus haut, nous
publions un vaste réseau de sites « gratuits » financés par la
publicité dans l'O'Reilly Network. Nous avons publié un certain
nombre de livres sous des licences de publication ouverte, où la redistribution
libre et gratuite [7]
est explicitement autorisée. Nous le faisons pour plusieurs raisons :
pour promouvoir des produits qui pourraient autrement être ignorés, pour
construire la fidélité des membres de communautés en ligne, et parfois, parce
qu'un produit ne peut plus être vendu économiquement dans les canaux
traditionnels, et nous préférons le rendre disponible gratuitement plutôt que
de le voir disparaître complètement du marché.
Nous publions aussi beaucoup de nos livres sur CD-ROM
dans un format baptisé « bibliothèque sur CD », qui contient
typiquement une demi-douzaine de livres sur un CD.
Et bien sûr nous continuons de publier des livres imprimés.
L'existence de copies en lignes gratuites est parfois utilisée pour promouvoir
un sujet ou un auteur (des livres comme La Cathédrale et le Bazaar
ou The Cluetrain Manifesto devinrent des best-sellers en version papier
suite à leur forte présence en ligne). Nous mettons en ligne des extraits
significatifs de tous nos livres, de façon à ce que les lecteurs puissent avoir
une idée de ce qu'ils contiennent. Nous avons même trouvé des moyens d'intégrer
nos livres dans les systèmes d'aide en ligne pour des produits logiciels, y
compris Dreamweaver et Microsoft Visual
Studio.
Il est remarquable que certains de nos hybrides livre imprimé/livre en
ligne qui ont eu le plus de succès utilisent des présentations de contenu
différentes dans chaque contexte. Par exemple, une grand
part du contenu de notre livre à succès Programming
Perl (dont nous avons vendu plus de 600,000 exemplaires en version papier) est
accessible en ligne comme documentation standard de Perl. Mais l'ensemble -sans
parler des avantages d'un exemplaire papier, ou du plaisir esthétique d'une
maquette à fort design de marque- n'est disponible qu'en version papier. Des
façons diverses de présenter la même information et le même produit augmentent
la dimension et la richesse du marché.
C'est la leçon finale. Donnez au wookie ce
qu'il veut ! comme le disait Han Solo dans le
premier Stars Wars. Donnez-lui d'autant de façons que
vous pouvez en inventer, à un juste prix, et laissez-le choisir ce qui lui
convient le mieux.
Traduction par Philippe Aigrain. Merci à Tim O'Reilly et Xavier Cazin.
La version originale anglaise de ce texte a été publiée sur The O'Reilly
Network le 12 novembre 2002 à l'URL
suivant : www.oreillynet.com/pub/a/p2p/2002/12/11/piracy.html
[1] NdT : Comme la plupart de ceux de cet article, ce
chiffre fait référence au marché américain.
[2] NdT :
Le nombre de disques édités par les éditeurs professionnels aux USA en 2001
était de 37,000. Ce nombre a chuté a 25,000 en 2002.
[3] NdT :
dans « Un tramway nommé désir »
[4] NdT :
On a évité de traduire ici copyright par « droits d'auteurs et droits
voisins » pour éviter toute confusion par rapport à l'intention originale
de l'auteur.
[5] Safari
Books Online->safari.oreilly.com
[6] NdT :
Principales chaînes de libraires aux Etats-Unis.
[7] NdT :
Les licences utilisées sont la GNU FDL et l'Open Publication Licence
(aujourd'hui fondue dans une licence Creative
Commons). La reproduction en masse commerciale est sujette à autorisation dans
ces licences.